Le livre choc d'Yves Jégo (13.11.2009)

 

domotajego.jpgYves Jégo, ancien secrétaire d'Etat à l'Outre-mer laisse filer dans les médias des extraits de son livre à paraître. Dans les quelques lignes savamment distillées on voit un secrétaire d'Etat qui comprend les problèmes de la Guadeloupe. Le livre est sans doute au carrefour de plusieurs pistes que sont les révélations, les règlements de comptes, une véritable connaissance des enjeux de l'Outremer ou encore une nouvelle réalité concernant le LKP. Toutes ces pistes, savamment distillées par Yves Jégo et son éditeur, conduisent certainement à la vérité historique sur le mouvement de grève. Mais la route que propose Yves Jégo est tumultueuse mais a le mérite d'exister. Voici quelques extraits de cet ouvrage:

"La nuit tombe, nous roulons assez longtemps sur de petites routes sinueuses dans la montagne jusqu’à arriver au début d’une sorte de lotissements. Devant, une maison, plusieurs costauds avec des tee-shirts du LKP se tiennent dans la pénombre, attendant visiblement notre arrivée. Notre voiture se gare, celle des policiers aussi. Les agents du GIPN sortent en premier, pour sécuriser notre arrivée...

accord social guadeloupe.jpg... Nous descendons à notre tour de la voiture. Gaby Clavier, l’homme lige de Domota, fait quelques pas devant la maison pour nous accompagner vers le perron où nous attend Domota. Vêtu de son éternel tee-shirt aux couleurs du LKP, il nous serre la main, avec son visage poupin et nous souhaite la bienvenue. Il nous fait entrer dans la maison, il nous présente les propriétaires qui s’éclipsent aussitôt. C’est une jolie maisonnette, avec sa petite salle à manger derrière laquelle j’entrevois un petit salon où est dressé un buffet de produits locaux. Il fait chaud, nous nous installons sur la terrasse. Et nous voilà assis tous les quatre autour d’une table en plastique de jardin, éclairée par une lampe se balançant au-dessus de nos têtes. Très vite, quelques banalités, la discussion commence sur l’ensemble des revendications. Je feuillette point à point les exigences du LKP. Là, je découvre un interlocuteur très calme, intelligent, connaissant parfaitement ses dossiers, me disant des choses que personne ne m’avait dites auparavant sur un certain nombre de sujets, comme celui du prix des carburants, par exemple.

Des problèmes dont personne ne m’avait jamais parlé sont évoqués au fur et à mesure que l’on balaye les points de revendications directement adressées à l’État. D’une voix toujours aussi posée, il me tient des discours très méprisants sur les élus, encore plus durs contre le patronat. Il ne cesse de citer des noms, telle personnalité, telle famille, des gens importants dans l’économie de l’île. Parfois, j’ai le sentiment qu’il a dressé une liste. C’est le seul aspect qui me dérange ce soir-là, cette façon de parler de ceux qui sont, je le sens, des ennemis de classe, cette violence dirigée contre des personnes, cette haine constituée contre les békés. Mais je ne me braque pas et la discussion poursuit son cours. La question des salaires reste la plus difficile à traiter. J’avais dit dès le début à Elie Domota que je n’avais pas l’intention de discuter de ce sujet là dans le détail, que l’État n’a aucun pouvoir en la matière. Étrangement, nous étions presque tombés d’accord pour ne pas en parler. Il n’a alors qu’une seule obsession : que l’État n’accorde pas davantage d’argent aux entreprises. “Elles en ont assez. Elles ont assez d’aides, elles ont assez de défiscalisation, elles ne l’utilisent jamais pour le remettre dans le circuit et donc, il faut que vous utilisiez les fonds de l’État à autre chose. Arrêtez de leur donner de l’argent”. Pour le reste, je sens qu’on peut trouver des accords, que chacun a travaillé, que les difficultés sont moins grandes que prévu. Sur cette terrasse, dans la nuit guadeloupéenne, je ne vois pas un idéologue en tee-shirt qui me tient un discours révolutionnaire, la machette entre les dents. Domota n’est pas le Che ou encore moins Fidel. Il ne parle à aucun moment d’indépendance, ne semble pas campé sur aucun a priori idéologique. La discussion est presque sympathique. On pourra m’opposer, et certains ne se sont pas privés de le faire par la suite, que je suis une nouvelle victime du syndrome de Stockholm. Que, tout bêtement, je suis tombé sous le charme de mes ravisseurs. Sauf erreur de ma part, je n’ai pas été enlevé, je suis venu volontairement, j’ai même provoqué la rencontre. C’est terrible à dire, mais je crois qu’à ce moment-là, Elie Domota a compris qu’il tenait la rue pour un moment et il pressent que, si nous allons au pourrissement, donc au final à l’affrontement, et que la crise se solde par des morts, comme à Ouvéa et en mai 67, il aura aussi gagné la partie. Il aurait démontré que l’État blanc et colonial est brutal et raciste. Moi, je ne veux pas de ça. C’est obsessionnel. Je veux que la République triomphe.

lkp domota.jpg“Au-delà de toute considération politique, je ne veux pas me réveiller une nuit, dans dix ans, dans quinze ans, au milieu d’un cauchemar en pensant à ces morts dont je me sentirais responsable. Je n’ai qu’un objectif à l’issue de cette rencontre : faire accepter à Domota et au patronat le plan B, celui de la négociation, la porte de sortie par le haut pour toutes les parties. Comme la conversation allait bon train et que mon hôte se révélait très fréquentable, je n’étais pas à cran. Tout allait bien. En revanche, dehors les policiers, eux étaient sur les dents. À un moment, alors que nous étions sur la terrasse en pleine discussion, il y a eu une courte panne d’électricité. Le courant s’interrompt brutalement et tout le quartier est soudain plongé dans le noir complet. Dans les dix secondes qui suivent, je vois arriver une cohorte de gros bras au triple galop. J’imagine qu’ils ont cru : “Ça y est, le préfet et le ministre ont été enlevés” ou pire encore : “Ils sont en train de les assassiner”. C’était assez drôle de voir leur tête, d’autant que l’électricité est revenue assez vite. C’est cette conversation nocturne qui m’a permis de faire accepter à Elie Domota de renoncer au préalable de la discussion sur les salaires et surtout l’idée d’entamer de vraies discussions, sans caméra de télévision. Y compris avec le patronat. Nous convenons même d’un principe de calendrier. En bon politique, il me demande cependant de donner des gages. Sous entendu, “c’est bien beau ce que vous dites, M. le ministre, mais il faut des paroles publiques”. Voilà pourquoi j’ai fait dans les jours suivants un certain nombre de déclarations, disons, assez virulentes, sur par exemple la question du prix du carburant. Je voulais montrer au LKP que par ma voix, l’État serait neutre et qu’il n’y aurait pas de ma part aucune connivence avec le pouvoir économique. Cette mémorable soirée s’est achevée en partageant quelques acras et un verre de ti punch, et en discutant des choses de la vie. Je ne dis pas que tout s’est terminé bras dessus, bras dessous, mais pour une rencontre dont on pouvait craindre le pire, tout s’est achevé de manière plutôt rassurante.”

“Dans la matinée, j’ai des contacts avec Matignon et il n’y a toujours pas vraiment de réponse. Je ne m’aperçois pas, sur le coup, combien la déclaration de Victorin Lurel disant : “On est tombé d’accord, on va signer l’accord et l’État paiera” fait des dégâts à Paris. Et donc je ne le contre pas. Erreur ! Le patronat a joué une tactique très fine. Auprès de l’Elysée, je me suis fait littéralement scalper, sur le thème : Jego n’assure pas la sécurité des patrons. Du côté de Matignon, le jeu a été plus trouble. Je n’ai pas de preuve, mais je pense que les grands patrons ont usé de leur relais en expliquant que j’étais devenu fou, que je lâchais tout au syndicat alors que c’était en fait le patronat qui, avec 100 euros pour 80 000 salariés avaient manifestement créé un leurre, comme pour mieux exiger qu’on me retire du jeu, sur le thème “il est en train de péter les plombs et soutient le LKP sur les 200 euros”. Ce que je n’ai jamais dit, à aucun moment, ni de près, ni de loin. Ni au début, ni à la fin des négociations. Dans la matinée, on me fait savoir que le Premier ministre veut me parler. Il était temps. C’est la première fois depuis le début de la crise. En fin de matinée, je l’ai au bout du fil et là, il me dit sans prendre vraiment la peine d’entendre mes explications : “Écoute, tout ça prend une mauvaise tournure”. Évidemment, j’ai des arguments pour lui expliquer qu’au contraire, les choses avancent et plutôt bien. Durant les négociations, 164 points ont été réglés et le dernier, celui des salaires, est en phase d’être résolu. (…) Fillon m’explique alors : “Tu dois comprendre, dans le contexte national, avec le futur rendez-vous social du Président qui s’annonce, on ne peut laisser prospérer l’idée que l’État va augmenter les salaires de 200 euros”. Je tombe des nues, je n’ai jamais dit cela. D’un coup je mesure les dégâts de la déclaration de Victorin Lurel. À Paris, l’idée que l’État va payer les augmentations de salaires fait son chemin. Une idée qui est politiquement insupportable, je le comprends bien. Il y a surtout un énorme bug de communication et d’explication avec Matignon. La preuve, c’est que Fillon ajoute : “Écoute, maintenant ça suffit, il faut que tu te donnes du champ. Tu as réglé 164 problèmes sur 165, reviens à Paris et rentre maintenant, tout de suite. Ne fais plus de déclaration. On fait le point ensemble, demain. Tu es resté trop longtemps sur place”. Ni engueulade, ni explication, rien. Du Fillon chimiquement pur. (…) Je comprends alors que tous ceux que j’avais bousculés, patrons, békés, petits chefs de l’administration, ont eu raison de moi. J’ai 25 secondes pour mesurer l’ampleur des dégâts et la détestation de Fillon à mon égard. Je suis celui par qui les problèmes arrivent, je serai donc coupable. Je décide de ne pas me laisser démonter, va pour les médiateurs, ai-je le choix ?...”

15:59 Écrit par fades | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Facebook